PAROLES ET MUSIQUE

Le mensuel de la chanson vivante

À l’automne 1979, alors qu’ils vivent à Djibouti, État nouvellement indépendant, Fred et Mauricette Hidalgo décident de rentrer en France six mois plus tard pour y créer le journal qui, à leurs yeux d’amoureux de la note et du verbe, fait cruellement défaut à la chanson francophone. Fred Hidalgo travaille alors à la refonte du seul journal du pays, Le Réveil de Djibouti, un hebdomadaire hérité de la période coloniale, qui deviendra La Nation en juin 1980. En parallèle, sachant qu’il a déjà créé au Gabon en mars 1974 le journal L’Union, d’abord hebdomadaire puis quotidien national fin 1975, les autorités djiboutiennes lui ont proposé d’étudier les modalités de sa transformation éventuelle en quotidien. Dans l’impossibilité économique et technique d’y parvenir à moyen terme, il préfère ne pas renouveler son contrat de coopération (et décline la mutation qu’on lui propose aux Seychelles), pour tenter sa chance et lancer en toute indépendance, avec son épouse, le mensuel Paroles et Musique.

De passage à Paris en juillet 1979, « Mauricette et Frédo » assistent aux soirées du festival organisé au Théâtre d’Orsay par Jean-Louis Barrault et Madeleine Renaud, retrouvant leurs amis Graeme Allwright et Leny Escudero (qu’ils contribueront à faire venir à Djibouti, ainsi que Francis Bebey, Henri Dès, Marc Ogeret et Jacques Serizier), faisant la connaissance de Guy Béart, de Claude Nougaro, du groupe chilien Quilapayun, d’Henri Tachan et d’un jeune chanteur, Gilbert Laffaille, qui s’est fait récemment connaître par une chanson satirique brocardant certain président français et qui semble évoquer leur propre séjour au Gabon où ledit président venait chasser l’éléphant…

Avant leur retour en mai 1980, ils travaillent chaque soir à la conception puis aux préparatifs de lancement de ce magazine qu’ils souhaitent accessible au plus grand nombre mais qui satisfasse d’abord les amateurs les plus exigeants, pour illustrer leur vision de la chanson, considérée non seulement comme un art mais comme l’art populaire entre tous, né d’une fusion amoureuse et d’une alchimie mystérieuse entre des paroles et une musique. Le titre est tout trouvé, ce sera Paroles et Musique. Le « chemin de fer » arrêté, la maquette réalisée, Fred Hidalgo ne tarde pas à échanger une abondante correspondance avec des professionnels, des journalistes susceptibles de rejoindre la future équipe* rédactionnelle, et des auteurs-compositeurs-interprètes parmi lesquels Barbara, Georges Brassens, Jean Ferrat, Léo Ferré, Claude Nougaro… ou encore Anne Sylvestre.

FredNougaro

Jacques Brel, l’artiste de prédilection de Fred Hidalgo, aurait fait partie du lot s’il n’avait pas rejoint son voisin Gauguin dans une île lointaine du Pacifique un an plus tôt. Ce jour-là, le 9 octobre 1978, Fred avait découvert la triste nouvelle, au petit matin, par une dépêche tombée sur le télescripteur de son bureau. La mort du héros… Fred en parlera bientôt avec un certain globe-flotteur dénommé Antoine, en escale à Djibouti où il a jeté l’ancre de son voilier Om, après avoir été bord à bord avec l’Askoy….

« Les années 80 commencent »

Installés dans une bourgade d’Eure-et-Loir aux confins de l’Île-de-France et de la Normandie, Fred et Mauricette Hidalgo vont réaliser en un mois l’intégralité du premier numéro (hormis cinq pages d’entretien, signées François Possot, avec le chanteur helvétique Michel Bühler et l’arrangeur Michel Devy). Rédaction, illustrations et mise en page. La publication sortira à l’enseigne des Éditions de l’Araucaria (du nom de « l’arbre de vie », cher à Pablo Neruda, qu’ils ont planté à l’entrée de leur maison). Juste le temps de rencontrer les artistes prévus au sommaire, d’assister aux spectacles à chroniquer (Paco Ibañez à Bobino, par exemple, pour montrer que ce journal de chanson francophone se veut ouvert d’emblée aux autres cultures), d’écouter les albums parus récemment pour en écrire les critiques, d’établir une liste « Des livres pour dire la chanson », etc., puis de suivre la fabrication technique jusqu’au BAT.

Daté de juin-juillet (afin de se donner le temps de promouvoir le titre durant l’été tout en préparant le n° 2 à paraître le 1er septembre), Paroles et Musique sort à la mi-juin. Non pas en kiosques, car ses fondateurs ont décidé de le distribuer seulement par correspondance, au début, pour donner au mensuel le maximum de chances de se pérenniser, en l’absence de tout financement extérieur… PM12-LavilliersPendant un an, jusqu’au renouvellement attendu avec impatience des abonnements, Mauricette et Fred Hidalgo financeront Paroles et Musique (et vivront) avec leurs seules économies, jusqu’à épuisement, tout juste parvenus au numéro du premier anniversaire qui affiche Bernard Lavilliers en couverture.

Détail sympathique pour la petite histoire de la chanson : le n° 1 à peine sorti des presses sera présenté sur France Inter par Jean-Louis Foulquier qui, ayant rencontré Fred Hidalgo un mois plus tôt, lui avait promis de l’inviter aussitôt dans son émission Y a d’la chanson dans l’air… Une heure durant, en début de soirée, le spécialiste incontesté et incontournable de la chanson sur France Inter, feuillettera le numéro pour le commenter en direct… Cette première invitation à l’antenne sera suivie de bien d’autres au fil des années et donnera lieu à une fidèle complicité entre Foulquier et Hidalgo, y compris après la fin de leurs aventures médiatiques respectives (cf. notre photo prise en septembre 2010 au théâtre des Trois Baudets)…

avec-Foulquier

La ligne éditoriale est simple : donner à connaître la « chanson vivante » du mieux possible, mais toute la chanson vivante, y compris celle que l’audiovisuel ignore et qui fait pourtant un « tabac » sur le terrain. Dans son édito, Fred Hidalgo écrit que ce journal « n’aura de “spécialisé” que la forme, la chanson n’étant pas une composante plus ou moins divertissante de notre société, mais son expression, toute son expression. (…) Il n’est donc pas question de se regrouper dans une chapelle ou de s’enfermer dans un genre donné, mais au contraire de s’ouvrir à la vie. » PM31-PiafDe fait, Paroles et Musique invitera dans ses colonnes aussi bien les artistes les plus célèbres que les meilleurs des plus méconnus, les grands de la chanson comme les talents prometteurs, quel que soit le genre musical utilisé – du folk au rock en passant par le jazz et la java !

Innovation dans la presse mensuelle : le dossier « à la Une », suffisamment important pour se donner les moyens de présenter correctement l’artiste et de parler avec lui assez longuement. Un genre de monographie qui n’est pas sans rappeler, dans l’esprit, la fameuse collection « Poésie et Chansons » créée par Pierre Seghers. Un « chapeau » pour situer l’homme ou la femme ou le groupe du mois, une biographie, une analyse de l’œuvre, une discographie intégrale, des témoignages éventuels et un long entretien. Très vite, les artistes eux-mêmes, séduits par ce format qui leur offre un espace d’expression unique dans la presse francophone (et réduit le risque de « trahison » rédactionnelle), accorderont leur confiance au magazine. Tant et si bien que la « Une » de Paroles et Musique deviendra un « salon » où il faut absolument paraître.

PM12-TrenetPMGuthrieAprès un dossier « à la Une » consacré à Anne Sylvestre (ce sera la première couverture de magazine de sa carrière, déjà longue pourtant de vingt-trois ans…), vont suivre indifféremment des jeunes, des moins jeunes, des connus et des moins connus : ainsi Trenet (septembre 81) succède-t-il à Lavilliers et précède-t-il Jacques Debronckart ; ou Vasca vient-il après Brel et avant Lalanne… Des artistes français ou de l’espace francophone pour l’essentiel et, de loin en loin, des icônes du monde hispanophone (Atahualpa Yupanqui…) ou anglophone (Woody Guthrie, Dylan, Cohen, les Rolling Stones…). Autre spécificité du « mensuel de la chanson vivante » (c’est son sous-titre) : c’est chez lui et nulle part ailleurs que nombre d’artistes des nouvelles générations connaîtront, à l’instar d’Anne Sylvestre, leur première Une de presse.

PM32-GuidoniPM50-BashungEn fait, trois générations de créateurs de chanson, d’interprètes aussi, vont se côtoyer, se fréquenter et se mélanger dans « PM » : les « géants » et les « anciens » (Guy Béart, Caussimon, Léo Ferré, Serge Gainsbourg, Félix Leclerc,  Montand, Gilles Vigneault…), les « grands » des années 60 (Barbara, Escudero, Ferrat, Hallyday, Higelin, Mitchell, Nougaro, Perret, Sardou, Tachan…), puis la relève des années 70 (Bashung pour le n° 50, Beaucarne, Béranger, Clerc, Jonasz, Laffaille, Le Forestier, Magny, Manset – tout un poème que la réalisation de ce dossier pour aboutir à la première Une de l’auteur qui voyage en solitaire… –, Renaud, Ribeiro, Sanson, Simon, Souchon, Stivell, Thiéfaine – première Une aussi…), et les artistes qui s’illustreront surtout dans les années 80 (Birkin, Cabrel, Couture, Goldman, Guidoni, Indochine, Kaas, Lalanne, Rita Mitsouko, Téléphone, etc.). En bref, tout (ou presque tout) ce que compte d’important et de prometteur la chanson contemporaine, de l’après-guerre à ces « années 80 (qui) commencent », comme le chante alors Michel Jonasz.

Noug-lettre

Une affiche à laquelle il convient d’ajouter les dossiers en hommage aux grands disparus (Brassens, Brel, Piaf…) ; quelques ovnis de la chanson ou de sa périphérie, tels que Guy Bedos et Font et Val ; des dossiers thématiques (Rock d’en France, avec une couverture de Margerin ; spécial Printemps de Bourges, couverture de Cabu…). PM42-RockMais, aussi couru soit-il, le seul dossier de « PM » est loin de résumer son contenu. Aussi important, peut-être, sont les portraits que son équipe consacre aux talents en herbe, souvent les premiers « papiers » publiés sur eux dans la presse française. Nombre d’entre eux traceront leur chemin : Chanson Plus Bifluorée, Manu Chao (la Mano Negra), Bernard Joyet, Juliette, Karim Kacel, Kent, Daniel Lavoie, Allain Leprest, Pascal Mathieu, Maurane, Sarcloret, Têtes Raides…

Et puis il y a des exclusivités, des raretés véritables, tel Renaud posant spécialement (et très amicalement) en titi parisien vendeur à la criée de Paroles et Musique, pour le « spécial n° 100 » ! En couverture et dans le dossier (spécial, lui aussi) intitulé « À quoi sert la presse musicale ? », une question (décoiffante) que l’équipe du mensuel a posée à plusieurs dizaines d’artistes francophones… PM100-RenaudTellement spécial, ce numéro, qu’il sera le dernier, en avril 1990, après un essai de synergie raté avec un grand hebdo d’information générale dont les difficultés économiques allaient entraîner la disparition du mensuel avant qu’il ne disparaisse lui-même des kiosques.

Les kiosques ! C’est en juin 1984 que – totalement autofinancé, désormais -, Paroles et Musique saute le pas de la distribution commerciale. « Un petit pas peut-être à l’échelle du lecteur, mais un bond immense pour notre mensuel, écrit Fred Hidalgo dans son éditorial. Pour contribuer encore davantage à élargir l’audience de la chanson vivante, à la faire connaître et reconnaître dans sa diversité. (…) Il faut dire que le jeu en vaut la chandelle : universelle par définition, art populaire par excellence, elle abolit les frontières, met à bas les barrières, supprime les cloisonnements, démonte les préjugés et réduit les antagonismes. (…) Alors ouvrons toutes grandes les portes de la chanson vivante ! » PM41-BrassensLe magazine passe le pont… avec Georges Brassens en couverture (dessin de Quinton et photos inédites de Jean-Pierre Leloir), un numéro double et un tirage quadruplé. Dès lors, celui-ci ne cessera d’augmenter, ainsi que sa pagination, pour dépasser les cent mille exemplaires en novembre 1987.

Parallèlement, Paroles et Musique a créé une collection de livres sur la chanson (premières bios de Cabrel, Clerc, Renaud…) en coédition avec Seghers. Avec la disparition du mensuel, Fred et Mauricette Hidalgo se consacreront un temps à leur propre label éditorial, « Hidalgo Éditeur ». Puis, sous la pression (très amicale) de leur lectorat et de nombreux artistes d’expression et de notoriété différentes (mais en particulier de Francis Cabrel, Jean-Jacques Goldman, Yves Simon et Alain Souchon), ils travailleront bientôt à donner une suite à Paroles et Musique. Plutôt qu’un magazine au tirage évoluant selon l’artiste en couverture, une revue cette fois, à tirage à peu près constant, qui s’apparentera davantage à un organe de service public. Ce sera Chorus (Les Cahiers de la chanson).

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*Équipe « première » (automne 1980) : Jacques Erwan, Yves Lecordier, Marc Legras, Rémy Le Tallec, Régine Mellac, Lucien Nicolas (chronique), François Possot, Philippe Quinton (dessins), Jacques Vassal. Suivront bientôt, en vrac et entre autres : Bernard Kéryhuel, Marc Robine, Michel Trihoreau, Jean-Louis Crimon, Alain Jeannet (Suisse), Bernard Hennebert, Patrick Printz et Jean-Marie Verhelst (Belgique), Françoise Ténier puis Anne Bustarret et Anne-Marie Gazzini (jeune public), Loïck Gicquel, Pascale Bigot, Jean-Dominique Brierre, Salah Guemriche, Albert Weber, François-Régis Barbry, Richard Cannavo… ainsi que Rénald Destrez, Jean-Pierre Leloir et Francis Vernhet (photos).

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